Il y a très longtemps pour les fêtes de fin d’année, l’entreprise organisait un arbre de noël. Cette journée de fête avait pour but de rassembler les familles, de voir s’émerveiller les enfants qui, pour beaucoup, n’avait jamais vu les clowns et n’avait que rarement goûté aussi copieusement. Tandis que les enfants se tordaient de rire en attendant d’ouvrir leur cadeau, les parents discutaient au bar avant le spectacle de fin d’après midi. Au programme : Musique, prestidigitation et jonglerie. Vers 19 heures, tout ce petit monde regagnait ses pénates avec la certitude d’avoir passé un après-midi dont les enfants reparleraient. Nous étions environ 1300 salariés à cette époque. Tous, ou presque se connaissaient, voire s’appréciaient.
Au fil des années, les conditions se sont dégradées, le commerce devint plus rude et certains salariés se sont aigris.
Puis l’euro est venu fourrer son nez dans les affaires en nous faisant avaler des unités pour des dizaines, des dizaines pour des centaines et des centaines pour des milliers…
L’arbre de noël était remis en question. Trop cher. Le personnel sans enfants se plaignait qu’un spectacle de fin d’année ne nourrissait pas son homme ; Qu’il y avait déjà assez de clowns à l’usine pour pouvoir se passer du spectacle ! Alors est venu le temps béni des paniers gourmands. Terrines, spécialités du terroir, champagne et vins de coteaux remplissaient généreusement un panier d’osier blond tapissé d’une serviette vichy. Nous étions descendus à 800 personnes environ après les premiers plans sociaux et les délocalisations. Les enfants questionnaient parfois : « Papa, c’est quand les clowns et le goûter ? ». Le travail était rendu plus impersonnel ; les coûts de production se dégradaient, pardon « déjaugeaient » la structure des produits pour récupérer quelques précieux centimes. La collection s’amaigrit, la vitesse l’emporta sur la réflexion, il fallait faire vite.
Peu après, les conditions se sont dégradées, le commerce devint plus rude et certains salariés se sont aigris. L’entreprise changea d’identité comme un repris de justice essaie de changer de visage.
Les paniers furent contestés. Le contenu était trop riche. Pas bio, pas halal, pas végétarien ; trop traditionnel en somme, peut-être trop « franchouillard ». J’ai même entendu dire que ce panier était une honte pour ne pas respecter à ce point les salariés. Les gens se fréquentaient moins, l’accueil était plus froid dans les ateliers, les sourires souvent absents. Plusieurs personnes avaient été déplacées à des postes qui ne leur convenaient pas, mais il leur fallait comprendre que leur avenir était ici et pas ailleurs. On fabriquait de l’incompétence à tour de bras…
Quelques temps plus tard les paniers furent remplacés par un carnet de chèque qui est utilisable dans des commerces divers et variés. Enfin tout le monde respire. On est libre d’acheter ce que l’on veut où l’on veut. On est « li-br-e » a-t-on entendu entre deux chariots élévateurs ! On ne peut pas emmener les enfants au spectacle, le montant n’est pas suffisant. On ne se rencontre plus, on ne rie plus en famille au contact des autres. Je ne peux pas acheter de terrines artisanales ou de vins des coteaux, les chèques cadeaux ne sont pas acceptés. L’argent à gagné une fois de plus. Il y a mis le temps mais a finit par satisfaire des gens que la fête des enfants indisposait.
L’entreprise a encore changé de nom avec un discours qui tue : « … Nous sommes en guerre et à la guerre, il y a toujours des morts »… Alors est venu le temps des « déjeuners ». Les nouveaux directeurs, insensibles aux charmes (parfois cachés) de notre petite bourgade, ont emménagé « en ville » à une cinquantaine de kilomètres. Le midi, le déjeuner des directeurs fut une aubaine pour certains. Les courtisans se sont multipliés, il faisait bon flirter avec « les grands » ; certains furent acceptés, d’autres non. Les confidences du déjeuner allaient bon train, la rumeur s’est mise à enfler comme une baudruche sur le point d’éclater. Maintenant, nous sommes moins de 500 salariés. Beaucoup ne se parlent même plus, ne se connaissent plus, la jalousie et l’amertume sont palpables partout. Je vois des directeurs me saluer de loin sans même plus prendre le temps de faire quatre ou cinq pas pour serrer la main, échanger deux mots, mais je ne faisais pas partie des déjeuners… Certaines personnes qui auraient pu être des amis sont devenues, tout au plus, des compagnons d’infortune.
Aujourd’hui les conditions se dégradent encore, le commerce devient de plus en plus rude et certains salariés se sont aigris davantage.
Je fais partie de ceux là.